Halte ! Où allez-vous ?

Comédie en 3 actes

Création le  : Théâtre de l'Œuvre (Paris)

Interprétation Jean Aquistapace
Les données de ce spectacle sont incomplètes...

Qui l'eût cru ? Le Weltdienst, bureau d'étude nazi ayant son siège à Stuttgart et chargé d'étudier les opportunités d'intervention de l'Allemagne à l'étranger a été mêlé, dans l’entre-deux guerres, à la vie théâtrale de la France à travers un personnage étrange et dangereux, se donnant pour auteur dramatique, et l'étant à sa façon, sans qu'on sache si les pièces que cet arnaqueur a fait représenter sur les scènes parisiennes sont de lui ou des nègres du Weltdienst. On sait seulement de ce mystérieux personnage qu'il n'avait pas la conscience tranquille puisqu'il devra se réfugier en Argentine à la Libération avant d'être condamné à mort par contumace. Mais qui connaît en France cet Alsacien du nom d'Eugène Gerber, lorsqu'il fait représenter en 1936 sa première pièce française sur la scène du prestigieux théâtre de l’Œuvre.

Auteur germanophone d'origine alsacienne, il commence en 1914, à l'âge de 19 ans, sa carrière d'auteur dramatique dans son Alsace natale où il écrit des pièces patriotiques. Il ne connaît pas un traître mot de Français mais va faire de sérieux progrès dans la langue de Voltaire puisqu'en 1923, il s’établit à Paris comme correspondant de différents journaux alsaciens et étrangers. Le Théâtre alsacien de Strasbourg crée, en 1926, sa comédie Wie Hund un Katz (Comme chien et chat). Plusieurs de ses pièces sont ensuite présentées en Allemagne et en allemand jusqu'au jour où il se décide à devenir un dramaturge français à part entière.

1936 : dans l'embrasement du Front populaire, Eugen Gerber cherche à se faire connaître du public parisien en composant une pièce d'esprit populiste, Halte-là! où allez-vous ? Il prétend y dénoncer « le bluff des banquiers et de la presse ». Son héros, cheminot anonyme, que son métier met en contact avec toutes sortes de situations délirantes et de personnages improbables sert de lien aux dix sketches qui composent la comédie. Un sacré saucissonnage, en somme ! Mais très dans l’air du temps. « Mon pauvre ami, lui dit-on de partout, jamais vous ne réussirez à vous faire jouer en France. Avez-vous de l'argent ? Avez-vous de puissantes relations ? » Le cas semblait désespéré lorsque le manuscrit de Halte-là! où allez-vous ? après avoir fait le tour des théâtres parisiens, tombe à bout de souffle entre les mains de Lugné-Poe, directeur du théâtre d'avant-garde l’Œuvre, qui prend l'ineptie de la pièce pour de l'avant-gardisme et convoque l'auteur. « Tu as du talent, lui dit-il, laisse-moi faire ». Ce à quoi Eugène Gerber répond : « J'ai voulu faire une pièce où il y a matière à tout : ceux qui voudront rire y trouverons de quoi rire. Ceux qui veulent réfléchir y trouveront de quoi réfléchir ».

Quelques semaines plus tard a lieu la générale de Halte-là! où allez-vous ? en présence d'un public composé de critiques, d'acteurs, de politiciens et de directeurs de théâtre lorsque se produit un événement fracassant et unique dans les annales de la profession. Après le premier acte six critiques épouvantés quittent la salle en protestant : « Où allons-nous ? Nous sortons parce que nous ne pouvons pas entendre plus longtemps une pareille insanité. » Catastrophe ! Le signal de la désertion a été donné par Edmond Sée en personne, président de l'Association de la critique. On est médusé. Les critiques restés en place se divisent. Les uns approuvant, les autres estimant qu'il faut "voir" avant de juger.

Lugné-Poe déconfit doit faire une mise au point dans un communiqué de presse : « C'est toujours la même chose [...] Quand j'ai joué la première pièce de Bataille, il s'est trouvé des gens pour pronostiquer que j'allais un peu loin et que, si je continuais ici, force leur serait de m'abandonner à mes billevesées. Dix ans après, Bataille était l'un des auteurs dramatiques les plus joués ». Il faudra donc s'en remettre au jugement du public. Or, l'esclandre a provoqué une onde de choc qui bat le rappel du public. On fait salle comble. Va-t-on revivre la querelle d'Hernani ? Du Sacre du printemps ?

Lors de la première, les avis sont partagés. Colette s'exclame : «Je suis partie après le premier acte me demandant pourquoi je n’avais pas suivi le conseil donné par le titre ». Dans La Femme de France (29 novembre 1936), Claude Berton ne voit dans Halte là! Où allez-vous ? qu'une accumulation de « solides lieux communs » et traite l'auteur de « tombeur de l'ancien boulevard ». Marc Semenof, dans L'Art musical (6 novembre 1936), croit, lui aussi, « entendre, et sous quelle forme relâchée, des lieux communs de catéchisme religieux, politique, social ». « Que de puérilités ! Poursuit-il... Et cette petite chose sans substance doit occuper l'esprit du spectateur pendant une soirée entière ! Il est impossible de parler des interprètes : comment juger de leur talent qui s'amenuise à ne rien jouer. » Dans le Petit Journal (8 octobre 1936), trois mots de Luc Pagès suffisent à exécuter Gerber : « Halte-là ! où allez-vous ? Où va-t-il lui-même ? II n'en sait rien ».

Mais l'auteur a une partie du public avec lui. Il bénéficie aussi du génie d'un monstre sacré dans le rôle principal : Jean Aquistapace, acteur aujourd'hui oublié qui, rivalisant avec Raimu, l'aurait peut-être égalé si son concurrent ne l'avait étouffé. Aquistapace est de ces acteurs qui excellent dans le polymorphisme, le personnage principal de Halte-là où allez-vous ? se faisant, au long des dix tableaux, tour à tour vagabond, bandit, aristocrate, clochard… Gerber a enfin le soutien d'une partie des critiques, et non des moindres, puisque Jean Deuni le couvre de lauriers dans le prestigieux Comoedia. Pour Deuni, Eugen Gerber a la foi théâtrale. Il ignore tout des combines et des arrières pensées. « On sent chez lui l'homme réfléchi. C'est un penseur. » Il est à l'image de son héros qui voit ses contemporains s'agiter, brûler la vie. Lui a choisi de vivre sa vie. Mais est-ce possible ? La pièce de Gerber prend dès lors une dimension de pièce sociale que Deuni s'efforce de présenter comme il le ferait d'une comédie d'Ibsen. Reste un point d'interrogation. Qui peut bien être l'auteur dont personne n'a, à ce jour, jamais entendu parler ?

Seuls les milieux bien informés savent qu'il est lié à l’extrême-droite où, en homme élégant, il multiplie les rencontres de salon et pose beaucoup de questions. 1940 lui donne un statut officiel. Il occupe alors le poste de directeur du quotidien Paris-Soir où il prend la succession du liftier espion Schlisselé. C'est un observatoire privilégié qui lui permet de tout savoir de la France et des Français.

Source : Pierre Darmon

Dates

1936 Théâtre de l'Œuvre (Paris) → ...